Par Alexia Blin, 2 ième année de thèse, EHESS, sous la direction de François Weil

J’étudie dans ma thèse le mouvement coopératif américain entre les années 1870 et les années 1930 et ses réalisations en tant que modèle alternatif d’économie politique dans la région du Midwest.

Il s’agissait dans cette communication de s’interroger sur les implications territoriales du projet coopératif. Si les coopérateurs américains cherchent à promouvoir une organisation de l’économie plus démocratique, plus homogène et plus équilibrée, qu’en est-il de leur projet d’organisation territoriale ? Et qu’apporte la prise en compte de ce dernier à la compréhension du phénomène en général ?

Pour comprendre dans quelle mesure le projet territorial des coopérateurs peut être novateur il faut partir de l’organisation du territoire produite par le système commercial dominant à la fin du XIXe siècle. Il s’agit en l’occurrence de l’organisation qui découle des réseaux de chemins de fer, de plus en plus denses dans la région de Chicago à partir des années 1870.  Ces derniers engendrent une grande polarisation des territoires autour des grands marchés urbains, et une hiérarchisation des espaces en fonction de leur proximité des voies de desserte commerciales.

Les coopérateurs qui mettent en œuvre leur projet commercial dans les années mêmes où se renforce cette organisation, promeuvent un système plus homogène et égalitaire. L’étude de trois leaders du secteur coopératif – Joseph Osborn, Charles McCarthy et Gifford Pinchot – tend à montrer que préoccupations commerciales et préoccupations territoriales se recouvrent.

De même les thèmes développés dans la littérature coopérative, dans les correspondances et les discours des acteurs, impliquent une dimension spatiale non négligeable. La lutte contre l’isolement des fermiers ou bien la recherche d’une homogénéisation des territoires est particulièrement explicite dans la mise en place des réseaux de téléphone (dans les années 1900) et d’électricité (dans les années 1930). La création de ces réseaux contribuant à l’homogénéisation des territoires ruraux du Midwest, négligée par les entreprises privées, est récupérée par le secteur coopératif, ce qui semble bien correspondre à un parallèle entre projet commercial et territorial.

Cependant, une étude de la localisation des entreprises coopératives à différentes échelles – celle du Midwest, et celle d’un Etat en particulier, le Wisconsin – tend à montrer que les implications territoriales du projet coopératif ne vont pas nécessairement dans le sens d’une homogénéisation des territoires. On observe en effet des phénomènes d’agglomération, de concentration des coopératives dans certaines régions. Cela peut s’expliquer par le fait qu’il existe des environnements – institutionnels, démographiques, politiques, économiques – plus favorables que d’autres localement, et par des effets cumulatifs. Mais cela pose aussi la question de la distinction avec le système dominant. En effet les concentrations de coopératives se retrouvent autour de pôles commerciaux importants, et les zones délaissées par le système commercial en place, restent apparemment négligées. Cette remarque tendrait à relativiser la construction alternative du territoire que pourrait apporter la coopérative, si cette dernière amène à reproduire les hiérarchies territoriales issues du modèle commercial dominant.

On peut nuancer cette conclusion, avec des exemples précis, notamment après la Première Guerre mondiale, qui montrent au contraire que certains coopérateurs s’intéressent explicitement aux territoires délaissés par le système capitaliste.

Mais l’appréciation générale témoigne d’un rapport ambigu des coopératives au système commercial dominant : les coopérateurs cherchant à se distinguer du modèle construit par la domination des grandes entreprises et des intermédiaires, mais reconstruisant un système ayant des traits communs avec celui qu’ils dénoncent.

En somme il s’agissait ici de montrer que la prise en compte des implications territoriales d’un projet commercial permettait d’enrichir la compréhension de ce dernier, en en montrant l’inscription matérielle et la complexité.

J’avais intitulé cette présentation Building a middle way, reprenant une expression employée par les coopérateurs américains qui envisageaient leur projet comme une voie moyenne, entre des systèmes jugés trop extrêmes (capitalisme et communisme). On peut prendre cette expression en un sens concret en montrant que par leurs méthodes commerciales les coopérateurs contribuent réellement à « construire » une nouvelle voie, un nouvel espace.

On a cherché à montrer que cette voie prenait différentes directions, celle de l’homogénéisation, mais aussi de la concentration et de l’agrégation ; et qu’en cela le modèle coopératif tendait parfois à reproduire les biais du système qu’il s’emploie à dénoncer.